Book Excerpt
Chapitre Un
Le contact d’une main farfouillant à l’intérieur de ma veste me tira de l’inconscience. Je balançai mon poing vers la silhouette accroupie sur moi, mais l’homme parvint à l’éviter. Je m’emparai de mon arme de service et j’attrapai mon badge à la place.
« Police de San-Francisco, trouduc. »
Je m’empressai de me relever. Le brouillard qui avait envahi mon cerveau me fit retomber sur les genoux. Mes yeux se posèrent sur les bottes de cowboy à talons cubains du voleur. Qui diable porte des talons cubains à San Francisco?
« Mec, ça craint, » zézaya mon prétendu voleur.
La silhouette recula, puis se mit à courir. J’essayai de distinguer son visage, mais l’obscurité nocturne de la ruelle et le martèlement qui taraudait ma tête avaient réduit mon ami chapardeur à un simple contour flou. Il ne valait pas l’effort, alors je le laissai s’enfuir. Il ne m’avait rien pris, et je n’étais pas en mesure de le signaler. Les flics junkies, même ceux qui sont fonctionnels, ne comptaient pas d’amis au Palais de Justice.
J’agrippai la poubelle à mes côtés et ignorant l’odeur fétide qui s’en échappait, je me remis debout. Mon corps me semblait lesté de plomb. Je ne pouvais pas déterminer si c’était mes muscles qui avaient perdu toute leurs forces ou si c’était mes os qui s’étaient ramollis. Mon dos ne m’avait pas fait autant souffrir depuis que je l’avais esquinté au boulot quelques années auparavant. Je n’avais jamais expérimenté un tel crash. Pourtant, les pilules de Ludo étaient supposées être de qualité pharmaceutique.
Je fouillai mes poches. Ce qui restait de l’oxycodone que Ludo m’avait vendu s’était envolé. Cette vermine me l’avait volé.
Ma vision s’éclaircit et mon cerveau reprit les commandes. Je scrutai l’allée qui m’entourait et l’univers éclairé par les lampadaires qui illuminaient l’entrée de la ruelle. Rien de ce paysage ne m’était familier. Comment diable étais-je arrivé là?
J’appuyai une main sur un mur et je titubai vers la rue. Bouger me fit du bien. Je me sentais presque humain en émergeant de la ruelle.
Personne n’eut à m’informer que je me trouvais dans le quartier Tenderloin. Toutes les images et les sons inhérents au quartier le plus défavorisé de San-Francisco dérivaient vers moi. Le trottoir était glissant sous mes pieds. Les trottoirs des alentours avaient quelque chose de particulier. Ils donnaient l’impression d’être huileux, incrustés de la poussière et de la saleté accumulées au fil de centaines d’années pendant lesquelles les gens avaient déversé leur désespoir dans la rue. J’étais à ma place.
Un sans-abri, sa peau noire aussi coriace que du cuir, décida du contraire. Il tendit la main. « T’as un dollar pour un homme qui a faim?
Je pris mon portefeuille et y prélevai un billet de cinq. — Ouais. Toujours.
— Merci, mon frère, » dit-il, puis il prit l’argent et poursuivit son chemin.
Bordel, je devais me sortir de cette dèche ou alors je me retrouverais devant le conseil d’examen et sur le point de rejoindre mon nouvel ami.
Je jetai un coup d’œil sur les noms des rues les plus proches. J’étais sur Leavenworth entre Post et Geary. Ouais, j’étais dans le Tenderloin, à quelques blocs au-delà de City Hall. Le problème est que je ne suis pas censé être ici. J’essayai de retracer mon trajet dans ma tête mais je ne cessai de m’égarer. Je savais toutefois que le Tenderloin n’avait jamais figuré sur mon agenda.
Je vérifiai ma montre. Ma main était abîmée, mes jointures meurtries et enflées. On aurait dit que j’avais frappé un sac de ciment. La douleur n’avait pas encore filtré dans mon cerveau. Je soulevai ma main droite. J’avais été aussi casse-cou avec elle qu’avec sa jumelle.
L’état de mes mains ne m’apeura pas autant que l’heure — minuit sept. Je m’étais attendu à ce qu’il soit huit heures trente ou neuf heures au plus tard. J’avais perdu quatre heures quelque part. J’avais quitté Ludo à huit heures. Je m’en souvenais bien. Je me rappelais également m’être senti patraque peu après. J’étais en route pour voir ma fille, Victoria. Ah, merde. Elle allait être dévastée et cela donnerait à Jennifer des munitions supplémentaires qui étayeraient sa demande de garde exclusive. Ce soir, je voulais me racheter pour la visite ratée de samedi alors que j’avais utilisé mon boulot en tant que pathétique excuse. C’était une presque vérité. Presque. Je parie que Jennifer sait déjà tout cela grâce au détective privé qu’elle a engagé pour me surveiller.
Est-ce que j’étais resté inconscient dans cette ruelle pendant quatre heures ? Si j’avais jamais eu besoin d’un signal d’alarme, c’était bien ça. Il était temps d’évaluer les dégâts. Je me hâtai sur Leavenworth et j’entrai dans un magasin qui vendait de l’alcool toute la nuit. Un poivrot complètement ivre qui sentait aussi mauvais que son apparence le laissait supposer était impliqué dans un marchandage stérile avec le propriétaire pakistanais de la boutique. Quelques individus du même genre observaient la pantomime.
« Il y a des toilettes ici ? demandai-je.
Le propriétaire fronça les sourcils. — Pas pour les clients.
Je lui montrai mon badge. — Police de San-Francisco. Je suis en service. J’ai seulement besoin d’utiliser vos toilettes. »
Cette annonce mit fin à toutes les conversations. Sans cesser de froncer les sourcils, le propriétaire à la peau foncée indiqua du pouce une porte derrière le comptoir.
Il me regarda entrer dans une salle de bain minuscule dans laquelle je trouvai un lavabo et une toilette. Je souris en refermant la porte.
Cet espace confiné me mit en contact direct avec le miroir fixé au-dessus du lavabo. Une loque me rendit mon regard. L’ampoule nue qui pendait au-dessus de ma tête illuminait une sacrée déchéance. J’ai toujours eu l’air plus jeune que mon âge, mais en ce moment, je paraissais beaucoup plus âgé que mes quarante-deux ans. Mon visage étroit s’était élargi et montrait des signes précoces d’affaissement. Si j’avais frappé quelqu’un, quelqu’un me l’avait bien rendu. Une ecchymose rougeâtre fleurissait sur ma joue. Elle était presqu’imperceptible même exposée à la lumière crue. J’enlevai ma chemise et ma veste. Les marbrures d’ecchymoses bourgeonnantes donnaient à ma poitrine et à mes côtes l’apparence d’une mosaïque. Je ne savais pas avec certitude qui avait eu le dessous dans mon combat. Ma fierté optait pour l’autre mec, mais le souvenir que j’avais de m’être réveillé dans une ruelle m’affirmait le contraire.
Je lavai mes mains dans l’évier, l’eau vira au rose. L’eau tiède brûlait chaque centimètre de ma peau crevassée. Je serrai les dents pour contrer la douleur et nettoyai toute trace de sang. Je drainai l’évier avant de le remplir. J’y plongeai la tête, trempant mes cheveux, puis je lavai mes aisselles et ma poitrine. Je me rappelai que mon père appelait cette piètre tentative de propreté un bain de pute.
Je me séchai avec des serviettes en papier et je coiffai mes cheveux avec mes mains. Je me sentais légèrement mieux que j’en avais l’air. Si je me mettais au lit tout de suite, j’aurais de bonnes chances de passer pour un membre de la race humaine au matin. J’enfilai ma chemise, sans prendre la peine d’en rentrer les pans dans mon pantalon, puis je sortis de la salle de bain.
Le froncement de sourcils du commerçant s’était intensifié. D’un geste de la main, il indiqua son magasin déserté de tous clients. « Voyez ce que votre déclaration a fait.
— Quoi, elle vous a débarrassé d’une clientèle indésirable ? Ne vous inquiétez pas, il n’y aura pas de coûts supplémentaires. Tout est compris dans le service.
— Indésirables ou non, ils auraient acheté quelque chose, officier. Vous devriez m’acheter quelque chose pour vous faire pardonner d’avoir fait fuir mes clients.
Je brûlais d’envie de lui affirmer qu’ils seraient de retour, mais au lieu de cela, je lui dis, — Désolé, j’aimerais bien, mais je suis en service. Merci pour m’avoir laissé utiliser vos toilettes. »
Je sortis poursuivi par des malédictions prononcées dans une langue étrangère.
Une fois dans la rue, je me rappelai que je n’avais aucune idée de l’endroit où j’avais laissé ma voiture. Est-ce que cette nuit pouvait encore empirer ?
Je ne pouvais que retracer mes pas. Mon point de départ était Ludo. Il demeurait au coin de Post et Hyde. Quinze minutes de marche au mieux.
Mon portable sonna. Je le tirai de la poche de ma veste. Le nom du lieutenant Grieves apparut sur l’écran. Il dirigeait le quart de nuit à la section des Homicides. S’il appelait, c’est qu’il voulait quelque chose.
« Inspecteur Hayes.
— Larry, désolé de t’appeler aussi tard, mais j’ai besoin de toi.
— De quoi as-tu besoin ? demandais-je en prenant soin d’infuser un peu d’enthousiasme dans ma voix.
— Jonathan Barnes est l’un de tes gars, n’est-ce pas ?
— Oui, Noble Jon est un de mes informateurs.
— Plus maintenant.
Je sentis un froid m’envahir. — Il est mort ?
— Aussi mort que le boom technologique. Il a été poignardé il y a une heure et on l’a abandonné pendant qu’il se vidait de son sang. J’ai besoin de renseignements. Peux-tu passer ?
— Bien sûr. Où es-tu ?
— Au coin de Geary et Larkin.
Un bloc et demi de l’endroit où j’avais passé les dernières heures à roupiller. Le froid se mua en frisson.
— D’accord. Je suis tout près. J’y serai dans dix minutes.
— Merci, Larry. On se voit sous peu. »