Book Excerpt
De la route, le bruit aisément reconnaissable du métal froissé et du verre éclaté s’étendait jusqu’au champ voisin.
Tout le monde a des problèmes de voiture aujourd’hui, pensa Straley.
Il amorça un jogging. Son propre moyen de transport l’avait laissé en rade à huit kilomètres de là. Il était parvenu à faire rouler l’épave sur un terrain vacant pour l’y laisser mourir. Les problèmes qu’il avait dû affronter aujourd’hui n’étaient pas tous liés à son véhicule. Les membres de son gang étaient tous morts. En toute honnêteté, lui et son équipe avait merdé. Les vols de banque n’étaient jamais faciles à réussir, foutues alarmes silencieuses. Mais bon, il s’était enfui avec le butin.
Le jogging de Straley se transforma rapidement en simple marche. Le poids de près de quatre cent mille dollars en billets de dénominations diverses qu’il portait sur son dos dans un sac en toile l’exigeait.
Comment le papier peut-il peser autant ?
En atteignant l’accotement, le carnage qui s’étalait devant lui le laissa bouche bée. La collision n’avait fait aucun prisonnier. Ça avait été un combat entre les aciers de Détroit, le neuf et le vieux. Une Chevy Caprice fabriquée dans les années soixante-dix avait remporté les honneurs sur son adversaire, une Dodge Caravan d’un modèle récent. La Caravan était une perte totale. À l’envers, elle perdait de l’huile et de l’eau teintée d’antigel. De la vapeur s’élevait du moteur, et ses pneus crevés tournaient paresseusement, toujours accrochés à leur jante. Quand le mini van avait atterri sur son toit, l’impact avait fait exploser le pare-brise avant et deux des fenêtres latérales. D’autre part, la Caprice arborait un garde-boue déformé, un phare brisé et un pare-chocs tordu. Son moteur tournait de façon irrégulière, mais cela semblait être le résultat d’un mauvais entretien plutôt que la conséquence directe de l’accident. Un entrelacement de fissures créé par l’impact sanglant de la tête du conducteur ornait le pare-brise.
C’était l’un de ces accidents qui n’auraient jamais dû se produire sur une route droite qui n’offrait aucune distraction et aucun angle mort. Malgré tout, ce genre de choses arrivait fréquemment. Le seul témoin du télescopage était une jeune modèle à la poitrine opulente qui essayait de vendre de la bière légère à partir d’un panneau publicitaire longeant la route. Elle regardait en souriant lascivement.
Straley se débarrassa de son sac et se sentit immédiatement cent livres plus léger. Si léger en fait qu’il chancela un peu avant de reprendre le contrôle de ses jambes et de se ruer vers la Caravan renversée. Il regarda à l’intérieur du véhicule et découvrit la conductrice toute flasque, retenue par sa ceinture de sécurité avec ses mains reposant contre le plafond. Du sang striait ses cheveux blonds et imbibait le revêtement du toit. Straley n’eut pas besoin de vérifier ses signes vitaux. Le regard vide de cette mère de famille lui racontait tout ce qu’il lui fallait savoir. Il ne pouvait dire avec certitude ce qui avait causé sa mort. Elle était toujours prisonnière de sa ceinture de sécurité et le coussin gonflable avait fait son boulot, mais il n’y avait pas grand-chose qui aurait pu prévenir ce grave traumatisme. Cette conjoncture n’avait rien à lui offrir.
Il se précipita vers la Caprice et réussit avec difficulté à voir l’intérieur de la voiture. L’extérieur était couvert d’une couche de poussière de route accumulée au fil des mois et l’intérieur était maculé de sang. À travers les vitres crasseuses, il discerna une silhouette affalée le long des sièges avant. Il lui était impossible de voir dans quelle condition se trouvait le conducteur. Straley tira sur la poignée de la porte du chauffeur, mais elle resta obstinément coincée. Il lui fallut ses deux mains et une grande partie de ses forces pour l’ouvrir.
Ce qu’il trouva à l’intérieur lui coupa le souffle. L’homme derrière le volant était vieux, mais Straley ne pouvait estimer son âge en raison du carnage. Le conducteur portait sa ceinture de sécurité mais celle-ci n’avait pu le protéger. Elle l’avait seulement empêché d’être projeté sur la route. L’homme de la Caprice avait les chairs à vif. L’impact avait dû l’écorcher car sa peau pendait en long lambeaux de son visage et de ses bras nus.
« Putain, » murmura Straley.
Pour que l’homme de la Caprice se soit retrouvé dans cet état, il aurait fallu que sa voiture fasse une douzaine de tonneaux sans qu’il ait attaché sa ceinture, mais de toute évidence ce n’était pas ce qui était arrivé. La Caprice était en trop bon état, même si ce n’était pas le cas en ce qui concernait son conducteur.
Il étudia le cadavre ensanglanté ceinturé dans son cercueil d’acier. L’homme n’avait pas seulement les chairs à vif; il fondait. Sa peau semblait s’être dissoute de son corps. On aurait dit que l’homme se décomposait cellule par cellule. Une goutte d’une substance rouge rubis roula le long de sa joue comme une larme. Une décharge de peur mit un frein à sa précipitation. Il y avait quelque chose de sérieusement déjanté chez ce type. Il était prêt à parier que cet enfant de pute était en chemin pour l’hôpital et qu’il s’était évanoui avant d’emboutir le mini van. Straley espérait que cette merde n’était pas contagieuse.
Il savait qu’il devait quitter les lieux et laisser quelqu’un d’autre découvrir ce gâchis, mais il avait désespérément besoin d’une bagnole. À l’heure actuelle, il y aurait des policiers partout sur les autoroutes avec des avis de recherche correspondant à sa description. Il ne pouvait ignorer l’opportunité qui se présentait à lui. Il devait prendre cette voiture s’il voulait éviter la prison.
Et même si ce type avait quelque chose de grave ? Cet enculé était mort maintenant. De toute façon, qui pouvait affirmer que ce dont il avait souffert était contagieux ? S’il avait eu la variole ou tout autre mal similaire, on l’aurait mis en quarantaine. Le gouvernement l’aurait gardé dans une cage de verre dans un laboratoire. Tant que Straley ne toucherait pas la peau déchiquetée de ce malade, ça irait pour lui. Mais pour sûr, il allait garder les vitres baissées pour les prochains cent kilomètres au moins.
Straley regarda la route dans les deux directions. Il ne vit aucun véhicule, comme il l’avait anticipé. C’était la raison pour laquelle il avait choisi d’emprunter des routes de campagne. Personne n’allait passer les petits bleds au peigne fin pour le retrouver, du moins pas tout de suite. Il avait espéré qu’un paysan prenne en pitié le pauvre auto-stoppeur qu’il était, et lui offre de le prendre à bord de son véhicule, qu’il aurait ensuite volé à ce bon samaritain. Il n’aurait pas à faire cela maintenant. Même si la Caprice était une merde, elle roulait.
Il regarda à nouveau la route dans les deux directions. Toujours rien. Il tendit la main vers l’homme et déboucla sa ceinture de sécurité. Celle-ci s’enroula dans son boîtier en chuintant et en emportant avec elle des morceaux de chair enchevêtrés dans le textile.
Straley s’approcha de l’homme pour le déplacer, mais il hésita. L’idée d’agripper ce corps écorché ne le réjouissait pas. Il déglutit sa salive avec peine. « Allez, James, se dit-il. — Tu peux le faire. C’est ça ou la prison fédérale. »
Les idées défilaient dans sa tête : les quatre cent mille dollars, la chance qu’il avait de s’enfuir, et la possibilité de ne pas avoir à marcher plus loin. Sans plus d’hésitation, il saisit l’homme à la Caprice par son tee-shirt, en évitant de toucher sa chair et il le tira hors de la voiture. Sa carcasse corrompue n’opposa aucune résistance.
Le type pesait moins que ce à quoi Straley s’était attendu. Une simple traction avait suffi à tirer l’homme de derrière le volant et à le faire glisser sur le bitume. Profitant de son élan, Straley traîna l’homme jusqu’à un fossé de drainage dans lequel il fit rouler le corps.
Cette chose gémit en atteignant le fond du fossé. Straley fut foutrement surpris en entendant le mort parler. Il perdit pied et déboula dans le fossé, sa chute ne s’arrêta que quand il vint s’écraser sur le corps de l’homme. Straley fixa son regard sur l’homme à la Caprice. Il tenta sans succès d’ignorer son état. La poitrine de l’homme se soulevait et retombait entre deux respirations faibles et hésitantes. Le sang coulait librement de son corps apparemment dépouillé de sa peau. Straley ne pouvait comprendre comment cet enfant de pute était encore vivant.
L’homme à la Caprice s’agita et leva les yeux. Son regard millénaire se fixa sur Straley tandis que sa bouche s’ouvrait et se refermait, les mots ne réussissaient pas à s’échapper de ses horribles lèvres. Straley s’assit, il était fasciné par le combat que l’homme mutilé menait pour survivre. Il sursauta quand l’homme à la Caprice tendit un bras dans sa direction dans un geste de supplication qui n’avait besoin d’aucune traduction. Straley secoua la tête. Le dégoût motiva sa décision.
Le bras de l’homme à la Caprice oscilla avant que ses forces ne l’abandonnent, et il retomba dans la poussière. Ses doigts griffaient le sol et tentaient d’atteindre Straley. Puis, l’homme planta ses jambes dans le sol et parvint à se déplacer de quelques centimètres. Straley recula en crapahutant sur ses fesses, l’homme brisé laissa tomber. Il regarda Straley de ses yeux sanguinolents et coassa, « Aidez—moi. »
Straley secoua la tête encore une fois.
Il ne pouvait rien pour ce mec. Si Straley tentait de le sauver, il se foutait dans la merde. Ce n’était pas une option. S’il amenait l’homme à la Caprice aux urgences, la police l’arrêterait. Pourquoi pensait-il seulement à l’amener à l’hôpital ? Le mec était foutu. Il se dissolvait. Aucun docteur sur terre ne pourrait le sauver. Inutile d’essayer. Il n’en avait plus que pour quelques minutes. Il n’aurait pu sauver l’homme à la Caprice même s’il s’y était efforcé.
L’homme à la Caprice supplia à nouveau.
Le bruit émis par la Chevy s’amplifia dans la tête de Straley. Le moteur V8 tournait au ralenti, il rata un tour, mais reprit le rythme tout de suite. Qui pouvait affirmer que le moteur ne finirait pas par s’arrêter définitivement ? Il se remit sur pieds et il escalada le fossé.
Une poussée d’énergie réanima le moribond et le propulsa vers Straley. Il attrapa un des talons de Straley et le tira dans le fossé. L’homme à la Caprice saisit rudement le poignet de Straley de sa main écorchée et sanglante.
« Aidez-moi, demanda-t-il.
— J’allais chercher de l’aide, » mentit Straley. Son regard passa du visage ruiné du vieil homme à la main qui enserrait son poignet. Du sang partiellement coagulé s’échappait entre les doigts de l’homme et coulait le long du poignet de Straley. Merde. L’enfant de salope m’a touché.
« Aidez-moi, répéta l’homme.
— J’essaie, » dit Straley, ses mots presqu’étouffés par le dédain.
Le regard de l’homme à la Caprice le transperça. Ses yeux avaient la sagesse de la rue et ils voyaient à travers les bobards de Straley.
Straley ne pouvait s’arrêter de mentir. « Je vais chercher de l’aide. Accrochez-vous. »
Les forces de l’homme le désertaient, et sa prise sur le poignet de Straley se relâcha jusqu’à ce qu’elle ne soit pas plus ferme que celle d’un enfant. Straley se libéra de l’emprise de l’homme et il remonta sur la chaussée avant que le type ne puisse reprendre des forces.
Une fois en haut, Straley s’arrêta et jeta un œil à la silhouette affalée en bas. « Je vais vous envoyer de l’aide. »
L’homme à la Caprice remua.
Straley saisit son sac et courut vers la Caprice. Il freina en arrivant à la voiture. Pas question qu’il s’assoit dans cette chose éclaboussée de sang et de débris humains. Il dénoua la chemise à carreaux qu’il portait autour de la taille et essuya le volant, le siège et le pare-brise du mieux possible. La chemise déplaça le sang au lieu de le nettoyer.
Il avait gaspillé de précieuses minutes. La route était toujours calme. Et elle devait le rester. En aucune circonstances il ne pouvait être découvert à cet endroit et certainement pas dans cette situation. Il devait partir, immédiatement. Son nettoyage était loin d’être parfait, mais il était acceptable. Il ravala son dégoût, utilisa la chemise pour couvrir le siège et se glissa derrière le volant. Il embraya, puis appuya sur l’accélérateur, le moteur flancha. Il crut qu’il allait s’éteindre, comme l’homme à la Caprice allait sûrement claquer, mais la Chevy démarra et gagna rapidement de la vitesse. Straley essaya de chasser de son esprit l’image du visage en lambeaux de l’homme.